C’est de l’Amour ou c’est pas de l’amour ?

Dans L’amour, François Bégaudeau raconte l’histoire d’un couple de leur rencontre dans les années 70 à nos jours. Mais ce n’est pas un conte de fées : juste une histoire banale, si banale que chacun peut y reconnaître ses parents, ou ses grands-parents. D’autant que le livre égrène les références temporelles, des chansons de Serge Lama à l’aérobic, des sous-pulls en nylon aux premiers épisodes de Plus belle la vie… On passe de Pompidou à Sarkozy sans voir le temps passer car il ne se passe pas grand-chose, non plus : mariage, naissance, changement d’emplois, les événements se succèdent, les habitudes se fossilisent. Je me demande si ce livre parle de l’amour ou plutôt de la vie, la vie qui s’écoule paisiblement sans qu’on s’en rende vraiment compte.

Mais ce compagnonnage, est-ce le véritable Amour ? Jean-Jacques Goldman ne serait pas d’accord :

« Ça ressemble à la Toscane douce et belle de Vinci

Les sages et beaux paysages font les hommes sages aussi

Ça ressemble à des images, aux saisons tièdes, aux beaux jours

Au silence après l’orage, au doux toucher du velours

C’est un peu comme ces musiques qu’on entend sans écouter

Ces choses qui n’existent jamais tant que le manque qu’elles ont laissé

Ça ressemble à ces grand-routes, sans virage, sans détour

La dolce vita sans doute

Mais en tout cas, c’est pas d’l’amour

Ça ressemble à la sagesse, à ces paix qu’on signe un jour

Juste au prix de nos jeunesses, sans trompette ni tambour

C’est plein de baisers caresses, plein de mots sucrés d’enfants

Attestations de tendresse, rituel rassurant

Harmonie, intelligence et raison ou sérénité

Complice connivence, autant de mots pour exprimer tout ce que c’est

C’est un peu tout ça tour à tour

Mais en tout cas c’est pas d’l’amour

Sans peur et sans solitude, le bonheur à ce qu’on dit

Y’a bien des vies sans Beethoven et sans avis

Pourquoi pas des vies sans cri

Mais qu’on soit contre ou qu’on soit pour

En tout cas c’est pas d’l’amour »

Humus : Les Illusions perdues de deux jeunes ingénieurs agronomes

Humus est un roman sur l’agriculture et l’agroalimentaire mais c’est bien plus que cela : c’est un roman sur notre époque et ses débats les plus intenses, sur l’écologie, les inégalités, le délitement du lien social, l’amitié, les nouvelles relations amoureuses, etc.

Balzac des temps modernes, Gaspard Koenig trace le parcours sur une dizaine d’années de deux amis, Arthur et Kevin, qui se rencontrent sur les bancs d’AgroParisTech déménagé sur le plateau de Saclay. Bien qu’issus de milieux sociaux très différents, ils partagent la préoccupation de leur génération pour la dégradation de l’environnement et la crainte de l’effondrement. Une conférence d’un scientifique atypique, Marcel Combe, sur les lombrics, va changer leur vie. Car l’humble ver de terre pourrait sauver le monde, ressuscitant les sols appauvris par des excès de labours et d’intrants.

Tels Lucien de Rubempré et David Séchard dans Illusions perdues de Balzac, Arthur et Kevin vont suivre leurs propres voies divergentes et, chacun à leur façon, tenter de mettre en pratique le message de Marcel Combe (personnage inspiré de Marcel Bouché).

Kevin (beau comme Lucien de Rubempré) crée une start-up de vermicompostage bientôt financée par les business angels de la Silicon Valley ainsi que par la BPI, et courtisée par les grandes entreprises comme L’Oréal, soucieuses de faire disparaître leurs déchets.

Plus modestement, inspiré par les philosophes grecs d’Epicure à Sénèque, Arthur (sage comme David Séchard) reprend la ferme de son grand-père, où il essaie d’appliquer la permaculture et l’inoculation de vers de terre.

L’auteur ne prend pas parti pour une stratégie ou pour une autre, il observe les efforts de ses personnages avec ironie mais aussi avec tendresse. De même, il renvoie dos à dos les agriculteurs « conventionnels » et les néo-ruraux : il comprend les uns et les autres et fantasme même, brièvement, leur réconciliation.

Le roman finit en apothéose, sur un scénario de science-fiction pas complètement improbable, inspiré des mouvements souterrains qui agitent la vie sociale et politique.

Gaspard Koenig, comme le lombric, s’est nourrit d’un substrat riche et l’a restitué sous une forme romanesque et palpitante. Humus touchera ainsi beaucoup plus que ne l’aurait fait un essai sur ce thème, la fiction permettant un traitement moins manichéen et plus complexe – or, la complexité est ce qui manque le plus aujourd’hui.

Désirs interdits

Le désir n’a que faire des convenances, des nationalités, des interdits. Il passe par dessus la frontière de la langue et réunit les ennemis théoriques.

L’enfant dans le taxi de Sylvain Prudhomme

Du désir de l’Allemande du lac de Constance pour le français Malusci, venu occuper sa ferme familiale à la fin de la seconde guerre mondiale, est né un enfant. Enfant dont l’existence scandaleuse sera tue, mais dont le nom traversera les différentes générations de la famille de Malusci comme un secret contagieux. Le narrateur l’attrape, et avec lui l’envie de retrouver cet oncle d’Allemagne aussitôt fantasmé, malgré le veto de sa grand-mère nonagénaire. Sa quête est surtout une manière d’échapper à son désarroi personnel, lui qui vit une douloureuse séparation après 20 ans de vie commune et deux enfants. Comme si faire l’archéologie d’un amour de plus de 70 ans était une manière de croire encore en celui-ci…

L’enfant dans le taxi, beau livre de Sylvain Prudhomme, dont j’avais déjà beaucoup aimé Par les routes, est un récit intense, qui rend magnifiquement la puissance du désir :

« Et puis d’un coup elle le voit qui est là, qui la regarde, tout proche. Posté au carreau de la cuisine depuis un moment peut-être. Elle sursaute. Elle sourit. Elle lui fait ce geste. Un signe de la main qui dit : viens. Un signe sans équivoque, avant même de l’avoir voulu, qui ne peut que vouloir dire ça. Et puis elle se retourne et marche vers la grange, à l’autre bout de la cour, atteint la lourde porte en bois, l’écarte juste ce qu’il faut, se coule dans l’obscurité. S’adosse à l’épais mur. Attend. Attend dans l’odeur forte de paille remisée, de suint, d’engrais, d’outils, de machines roulées dans le purin. Écoute son pouls battre. Son sang rebondir dans ses tempes. Elle entend les pas qui craquent dans la neige, les pas du Français qui approche, qui dans dix secondes sera là, elle le devine qui traverse la cour enneigée, les mains dans ce manteau qu’elle a nettoyé pour lui sans parvenir à le rassouplir, comme si le gel et la boue l’avaient irréversiblement durci, ce manteau qu’il ne quitte jamais, avec lequel il a fait la guerre. Elle entend les gonds qui grincent, regarde la porte se rouvrir imperceptiblement, la silhouette de l’homme se faufiler dans le trait de lumière, rester un peu sans rien voir d’abord dans l’obscurité, appeler d’une voix hésitante son prénom. »

Le thème de l’amour interdit entre un/e Allemand/e et un/e Français/e a bien sûr fait l’objet d’autres récits. J’ai envie de retenir celui d’Irène Némirovsky dans son roman Suite Française, rédigé en 1942 et adapté au cinéma en 2015 par Saul Dibb :

Lucile Angellier vit avec sa belle-mère en attendant le retour de son mari, mobilisé. Elles sont contraintes d’accueillir chez elles le lieutenant allemand Bruno von Falk, qui se révèle délicat et cultivé. Les deux jeunes gens font connaissance et s’apprivoisent autour du piano, sous le regard inquisiteur de la belle-mère.

« Pas un aveu, pas un baiser, le silence … puis des conversations fiévreuses et passionnées où ils parlaient de leurs pays respectifs, de leurs familles, de musique, de livres … L’étrange bonheur qu’ils éprouvaient … une hâte d’amant qui est déjà un don, le premier, le don de l’âme avant celui du corps. »

Suite Française est resté malheureusement inachevé, son auteur ayant été déportée en juillet 1942. Aurait-elle imaginé que cette histoire d’amour impossible laisserait des traces sur les générations suivantes ? Et qu’un descendant partirait un jour sur les routes pour éclaircir le mystère ? Rien de permet de le supposer… mais il est permis de l’imaginer.

Anatomie de la vérité

Où est la vérité, est-il seulement possible de l’établir quand tout peut être interprété d’une façon ou d’une autre ? Existe-t-il seulement Une vérité, ou la réalité est-elle plus complexe, ni noire ni blanche mais faite d’ombres ?

C’est pour moi l’une des leçons d’Anatomie d’une chute, film captivant de Justine Triet, qui a reçu la Palme d’or à Cannes. Cette enquête que l’on suit en essayant de se faire une conviction (la femme a-t-elle tué son mari ou s’est-il suicidé ?) nous tient en haleine pendant 2h30. La façon dont la réalisatrice filme des détails a priori anodins, s’attarde sur les visages, scrute les micro-expressions de l’héroïne (excellente Sandra Hüller) instaure une ambiance particulière. Ce sont autant de pièces du puzzle, dont il manquera toujours un morceau, même si certaines pièces réapparaissent au fil du film. À mon sens, la fin reste ouverte, à chacun de tirer ses conclusions…

Cela m’a rappelé la série américaine The Affair, de Sarah Treem et Hagai Levi. Partant d’un banal adultère, cette série présente « les faits » sous le prisme des souvenirs des principaux protagonistes, or ces souvenirs ne concordent pas… Chacun a en effet sa vision des choses, ou sa façon de se raconter ce qu’il a vécu. C’est peut-être dans cette reconstitution kaléidoscopique que se trouve, finalement, la vérité.

Rencontres ferroviaires, de Paris à Tokyo

Les voyages en train sont par essence romanesques : ils incitent à la rêverie, laissent la place à l’imprévu et le temps aux rencontres. En témoignent deux livres rédigés aux deux extrémités de la planète, en France et au Japon.

Le roman Paris-Briançon, de Philippe Besson, a pour unité de temps et de lieu le train de nuit du même nom, 11h de trajet en wagon-couchettes. Cette durée permet aux voyageurs de faire connaissance, de jouer aux cartes, mais aussi, parfois, de se confier, voire de nouer un début d’histoire amoureuse… Les rencontres ferroviaires ont ceci de particulier qu’elles s’affranchissent des classes sociales et même des générations, faisant se télescoper des destins qui n’auraient jamais dû se croiser sinon.

Au prochain arrêt, de Hiro Arikawa, situe son action sur la ligne Hankyū Imazu, reliant Takarazuka à Nishonomiya. Des lycéennes, des étudiants, des salariés et des personnes âgées montent et descendent aux différentes gares, dans ce qui ressemble à nos trains de banlieue ou RER. On se croise, on s’interpelle, on s’aborde aussi : finalement, en Extrême-Orient, les choses se passent un peu comme dans l’Hexagone. Les similarités entre les deux livres poussent à rechercher les différences qui sont surtout d’ordre culturel : on découvre ainsi qu’il est très malpoli au Japon de rire trop fort dans un wagon ou de réserver, en y posant un sac, une place pour une personne qui arrivera plus tard. De manière assez poétique, on apprend que les gares peuvent être jugées plus ou moins agréables, notamment quand elles hébergent des nids d’hirondelles. Les jeunes amoureux japonais, timides, prennent plus de détours pour se tourner autour…

Le récit de Philippe Besson prend à un moment une bifurcation, un aiguillage, très différent de celui d’Arikawa, qui a une forme plus kaléidoscopique, comme des nouvelles qui s’entremêlent. Les deux se lisent agréablement (mais sans plus), le temps d’un Nantes-Lyon ou d’un Marseille-Bordeaux.

Éducations sentimentales, le temps d’un été

L’été est la saison de la sensualité. C’est aussi, souvent, celle des initiations amoureuses. Nombreux sont les livres ou les films décrivant ce basculement de l’adolescence à l’âge adulte par le biais des premières expériences estivales : Le blé en herbe de Colette, Été d’Edith Wharton, Pauline à la plage de Rohmer, Un été 85 de François Ozon, etc.

Deux œuvres italiennes, en particulier, m’ont frappées par leurs similitudes, à près de 60 ans de distance.

Dans Un été au bord du lac, d’Alberto Vigevani, Giaccomo a 14 ans, l’été où son père loue une villa sur le lac de Côme. Exilé de l’enfance, il n’est pas encore admis dans le monde des jeunes gens, dont font déjà partie son frère et sa sœur ainés. Solitaire, il est assailli par des pensées voluptueuses qui le troublent et qui le laissent désorienté. Un jour, au bord de l’eau, il a une apparition : une femme à la longue silhouette, une anglaise, mère d’un petit garçon, dont il va devenir l’ami pour pouvoir se rapprocher d’elle…

Ce court roman, un classique de la littérature italienne, est une merveille de sensibilité. On songe à Proust pour l’élégance de ce monde de l’entre-deux-guerres, mais aussi pour la subtilité et la complexité des sentiments. Les magnifiques descriptions de la nature, du vent sur le lac, des nuages, reflètent les états d’âme du héros.

Le film de Luca Guadagnino, Call me by your name, adapté du livre d’André Aciman, est sorti en 2017 mais son action se situe dans les années 1980.

Elio (interprété par le talentueux Timothée Chalamet) passe ses vacances dans la villa familiale du XVIIe siècle à Moscazzano, dans la campagne lombarde. Son été se passe en lectures, musique, balades en vélo, et flirt avec sa jolie voisine Marzia. Mais ce calme est troublé par l’arrivée d’Oliver (magnétique Armie Hammer), assistant américain de son père, plus âgé de quelques années. Le film suggère magnifiquement la montée du désir entre les deux hommes, l’ambiguïté des sentiments, liées aux sensations de l’été (sa lumière, notamment).

Comme le roman de Vigevani, il torpille l’idée d’une prétendue innocence adolescente mais au contraire montre le bouillonnement de sève et de pulsions (dont l’objet n’est d’ailleurs pas fixe puisqu’il peut être une femme, un homme ou… une pêche) propres à cet âge.

Dans le roman de même que dans le film, les notions de honte et de secret sont associées à ces premiers émois. Et les deux œuvres se concluent sur la souffrance entraînée par la séparation et la fin des vacances.

Mais alors que le héros d’Un été au bord du lac ne peut partager sa peine que silencieusement avec sa sœur, Elio bénéficie de la compréhension de son père qui, dans une très belle scène, lui fait comprendre la chance qu’il a eu de vivre une telle aventure. En 2017, il devient en effet licite d’évoquer la sexualité adolescente (et même l’homosexualité), ce qui était encore tabou dans les années 1950. Mais peut-être cette ouverture d’esprit n’est-elle que temporaire, à l’heure où un livre destiné aux ados, pour mieux éclairer leurs questionnements, est visé par la censure…

Le Sourire derrière les vernis

« Vous n’imaginez pas toutes les histoires qui se cachent derrière son sourire. »

Le Testament Médicis au théâtre Lepic

Le sourire le plus célèbre du monde a fait tourner bien des têtes, et couler beaucoup d’encre, aussi. Le mystère qui entoure Mona Lisa suscite l’imagination et inspire des interprétations plus ou moins fantaisistes. La pièce Le testament Médicis, actuellement au théâtre Lepic à Paris, tisse avec brio plusieurs histoires riches en rebondissements autour de ce tableau, de la Renaissance aux années 1960 en passant par les années 20, grâce à une mise en scène simple mais astucieuse. Sur fond de relation compliquée entre un gardien de musée sur le point de prendre sa retraite et son fils, accro au téléphone portable et snob, la pièce déploie une réflexion sur l’Art : qu’est-ce qui fait le chef-d’œuvre, le hasard ou le talent ? Sait-on regarder les œuvres ou se contente-t-on de les « constater » ? Que nous apprennent les tableaux sur nous-mêmes ?

« Je déteste les musées. […] L’émerveillement programmé, ça vous fait de belles, de grandes, de vraies gueules d’abruti-e-s ! »

La question du regard est également au cœur de L’allègement des vernis de Paul Saint-Bris. Ce roman, à la fois caustique et nostalgique, a lui aussi pour sujet le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, qu’il s’agit de restaurer pour attirer encore plus de public au Louvre.

Le désenchantement face aux hordes de touristes qui dégainent leurs portables devant les toiles et accumulent les selfies, sans prendre le temps de les voir vraiment, est le même que celui exprimé par le gardien de musée du Testament Médicis :

« Visiter un musée participait du statut social, un marqueur fiable d’un lifestyle éclairé comme la dégustation de jus pressés à froid ou le port d’une montre connectée. A condition de pouvoir en témoigner. Les réseaux sociaux étaient là pour ça. »

« Des milliards de formes et de couleurs, des milliards de pixels, agencés pour surprendre, étonner, captiver sans cesse, bombarder dans un flux intarissable, indigeste, une diarrhée dont on ne pourrait se soustraire à moins de renoncer à faire partie du monde. Et ce déluge aurait raison des hommes et de leur intelligence, de leur capacité à vivre et à être, de leur capacité à réfléchir et à s’émouvoir, de leur capacité à aimer. Il les détournerait des choses vraies, les obligeant à voir à travers un écran, pour qu’il n’aient plus jamais à lever la tête, courbant leur nuque, fixant le regard dans la même direction pour l’éternité. »

La question de savoir s’il faut enlever la patine du temps (ces couches de vernis successives) rappelle l’échange entre Mona Lisa et un autre restaurateur, dans la pièce de Stéphane Landowski : pourquoi n’aurait-elle pas le droit de vieillir, comme tout le monde ?

« Tant les histoires que les tableaux sont faits de couches successives… » rappelle le gardien dans la pièc. Cette pièce et ce livre illustrent parfaitement le pouvoir de la Fiction, le plaisir que l’on a à inventer ou à entendre des récits, même les plus improbables et rocambolesques…

Le testament Médicis, de Stéphane Landowski, Mise en scène de Raphaëlle Cambray, au théâtre Lepic, jusqu’au 3 septembre 2023

Soulèvements

« Quelqu’un, je ne sais plus qui à Fort-Lamy, avait trouvé pour Morel un surnom qui lui allait bien : c’était, disait-il, un esperado. Une nouvelle espèce d’homme surgie victorieusement du fond de l’ignominie. Inutile de vous dire que je n’en suis pas. J’avoue cependant qu’il est agréable de savoir qu’il y quelqu’un, quelque part, qui va droit son chemin, envers et contre tous, cela vous permet de dormir tranquille. »

Romain Gary, Les Racines du ciel

Morel, pour les uns, c’est un aventurier, un idéaliste, pour les autres, un agitateur, voire un dangereux terroriste. Il s’est mis en tête de défendre les éléphants d’Afrique contre les colons qui collectionnent les trophées, et contre les chasseurs d’ivoire, combat insolite et perdu d’avance à une époque (les années 1950) où l’on doit encore chercher le mot « écologie » dans le dictionnaire. Et puis, n’y a-t-il pas d’autres combats plus urgents à mener, contre la lèpre, le paludisme, la pauvreté ?

À cela, Morel répond :

« Tous ceux qui ont vu ces bêtes magnifiques en marche à travers les derniers grands espaces libres du monde savent qu’il y a là une dimension de vie à sauver. »

Photo : Aurélien Villette

On l’accuse d’être misanthrope, de renier sa race et de vouloir changer d’espèce. Sa campagne, d’abord pacifique, ébranle chacun dans ses convictions. Mais elle fait également des adeptes, qui peu à peu le rejoignent pour former une bande d’illuminés au passé souvent obscur, comme Mina, la prostituée qui venait de Berlin.

Cette épopée est racontée de manière polyphonique par les hommes qui ont croisé son chemin, et qui ont transformé en légende ce héros ordinaire. La presse du monde entier relaie également ses faits d’armes, essentiellement des actes de vengeance contre les chasseurs et propriétaires de plantations qui s’en sont pris à ses protégés. Car, faute de réaction de la part des autorités et face a l’échec de la conférence internationale censée mettre en place une « protection de la nature », Morel ne peut plus compter que sur l’opinion publique, enfin sensibilisée grâce à lui à ces questions.

Les hommes et femmes d’action ont donc besoin du relais des journalistes pour espérer voir progresser leur cause. C’est ce que montre également le film Les algues vertes de Pierre Jolivet, adapté de la BD de la journaliste Inès Léraud, d’après sa propre histoire (vraie).

Lorsqu’elle arrive en Bretagne, Inès est confrontée à l’omerta qui entoure les accidents survenus dans les parages des algues vertes. Mais elle rencontre aussi André Ollivro, simple citoyen qui mène depuis 20 ans un combat pour faire connaître la vérité. Grâce au travail qu’il a déjà accompli et aux informations transmises par un médecin légiste lanceur d’alerte, elle va pouvoir assembler les pièces du puzzle. Son émission radiophonique porte le sujet au-delà des frontières de l’Armorique et suscite assez de remous pour lui attirer des menaces et intimidations, jusqu’à la perte de son poste. Mais comme Morel, elle ne se décourage jamais, au contraire, elle est toujours plus tenace pour dévoiler les secrets bien cachés et surtout, éviter de nouvelles victimes de ce gaz délétère.

Comme l’administration coloniale de l’Afrique équatoriale française des années 50, les élites politiques bretonnes des années 2010 fuient leurs responsabilités, plus par lâcheté que par cynisme.

À l’instar du héros de Gary, Inès Léraud s’insurge contre une vision purement économique, capitalistique, et oppose à ce modèle une vie simple et contemplative.

Mais à la différence de Morel qui prend les armes, la journaliste reste dans la légalité, faisant confiance à la justice pour révéler la vérité.

Morel et Inès Léraud sont deux figures de résistant contre vents (du désert) et marées (vertes), animés par une foi dans l’Homme que beaucoup jugent naïve, mais que certains admirent et soutiennent.

Le film Les algues vertes fait donc écho, 70 ans plus tard, aux Racines du ciel, ce roman précurseur de Romain Gary qui nous apprenait déjà à regarder le monde autrement et à en prendre soin.

Ultra moderne solitude

Houellebecq et Klapisch, Deux univers qui paraissent bien éloignés l’un de l’autre : l’un désespéré et souvent cynique, l’autre, que certains qualifieraient (un peu perfidement) de « gentil », peuplé de « bons sentiments ». Et pourtant…

Le film Deux Moi, sorti en 2019 et depuis peu sur Netflix, aborde des sujets modernes et sombres. On suit les vies parallèles de deux jeunes parisiens, Rémi (François Civil) et Mélanie (Ana Girardot), presque voisins, et qui pourtant ne se croisent pas, chacun restant enfermé dans sa bulle de solitude. On les voit prendre le métro, se rendre au travail, un travail qui va d’ailleurs bientôt changer pour Rémi, manutentionnaire dans un entrepôt façon Amazon, dont les employés doivent être remplacés par des robots. Klapisch filme superbement le vertige de ces rayonnages à perte de vue, ce décor digne des Temps modernes de Chaplin.

On retrouve un peu plus tard les personnages en train de faire leurs courses chez un sympathique épicier de quartier, seul échange un peu humain de leur journée. On les voit enfin chez eux, pianotant sur les sites de rencontre ou les réseaux sociaux, la technologie n’apportant aucune consolation.

Car tous les deux traînent un vague à l’âme, semblent déconnectés de leur vie, coupés de leurs sensations. Est-ce la faute de la grande ville, que Klapisch montre à la fois belle, bruyante et froide, ou de leurs histoires passées ? L’entremise de deux psy, incarnés dans deux styles différents par Camille Cottin et François Berléand, fait la lumière sur cela. Mais au-delà de ces explications biographiques, le film me semble plus universel en ce qu’il traite de cette ultra moderne solitude urbaine superbement chantée par Souchon :

Ça se passe boulevard Haussman à cinq heures

Elle sent venir une larme de son cœur

D’un revers de la main elle efface

Des fois on sait pas bien ce qui se passe

Pourquoi ces rivières

Soudain sur les joues qui coulent

Dans la fourmilière

C’est l’ultra moderne solitude

La solitude urbaine est également l’un des thèmes au cœur de l’œuvre de Michel Houellebecq, dans ses romans bien sûr, mais aussi dans ses poèmes, moins connus :

Je traverse la ville dont je n’attends plus rien
Au milieu d’êtres humains toujours renouvelés
Je le connais par cœur, ce métro aérien ;
Il s’écoule des jours sans que je puisse parler.

Oh ! ces après-midi, revenant du chômage
Repensant au loyer, méditation morose,
On a beau ne pas vivre, on prend quand même de l’âge
Et rien ne change à rien, ni l’été, ni les choses.

Au bout de quelques mois on passe en fin de droits
Et l’automne revient, lent comme une gangrène
L’argent devient la seule idée, la seule loi,
On est vraiment tout seul. Et on traîne, et on traîne…

Les autres continuent leur danse existentielle,
Vous êtes protégé par un mur transparent ;
L’hiver est revenu. Leur vie semble réelle.
Peut-être, quelque part, l’avenir vous attend.

Le Sens du combat, 1996

Bien sûr, les textes de Houellebecq sont plus déprimants que le « feel good movie » de Klapisch. Il reste que les deux explorent une question à la fois existentielle et universelle avec sensibilité et que, dans les deux cas, l’espoir n’est pas absent.

Les fureurs de l’amour

On imagine toujours l’amour baigné d’une couleur rose, ou sur un fond arc-en-ciel, mais ce sentiment peut aussi se teinter de noir… Les livres et films qui explorent cette part sombre sont ceux qui nous en apprennent le plus sur nous. Même si peu d’entre nous se reconnaissent dans des portraits de jaloux maladifs ou de masochistes affectifs, toutes proportions gardées, les excès et dérives des sentiments ne nous sont jamais totalement étrangers.

Lorsque j’ai vu L’Amour et les Forêts, le beau film de Valerie Donzelli adapté du roman d’Eric Reinhardt, je me suis bien sûr identifiée à l’héroïne, « tombant dans le panneau » d’un amoureux « trop beau pour être vrai ». J’ai frémi avec elle quand, au fur et à mesure du film, les indices de la folie de cet homme (interprété par Melvil Poupaud) était semés. J’ai ressenti cette sensation d’enfermement face au piège qui se referme sur elle, le mélange d’attachement et de répulsion qui s’empare peu à peu d’elle. Mais malgré toutes les nuances de ce film, si bien reflétées dans le jeu subtil de Virginie Efira, j’ai trouvé qu’il manquait quelque chose : le point de vue du mari. Pourquoi, comment en est-il arrivé là ? Quelle est sa souffrance, sa lutte contre ses pulsions de possession monstrueuse ? Dans ce film, il est décrit comme l’ennemi, le bourreau, jamais comme une victime (de son insécurité affective).

J’ai donc été frappée en découvrant, peu de temps après, l’intrigue symétrique du roman Mon mari de Maud Ventura : cette fois, on est dans la tête d’une « grande amoureuse » (croit-on au début), en fait, une dépendante affective gratinée. Certes, elle ne séquestre pas son mari, mais elle aimerait bien. Elle ne le coupe pas de ses proches, mais peste contre les moments volés par ses amis et même par ses propres enfants. Surtout, en vrai obsessionnelle, elle tisse autour de lui une toile d’araignée, consignant ses moindres faits et gestes, le punissant pour chaque « faux pas » en réalité bien anodin. Tout cela, encore une fois, au nom de l’Amour, de la vision idéalisée qu’elle en a depuis sa plus tendre enfance. Telle une Belle du Seigneur moderne, notre héroïne (qu’on imagine sous les traits de Bree Van De Kamp mâtinés de ceux de Grace Kelly) vise la perfection dans son foyer, où chaque objet doit créer une ambiance idoine, et pour elle-même, tirée à quatre épingles, toujours bien coiffée / maquillée / mince… Cet amour dévorant, loin d’être attendrissant ou amusant, est effrayant. Il la fait souffrir alors qu’elle a, de l’avis de tous, « tout pour être heureuse ».

L’épouse éperdue se compare alors à l’héroïne de Racine :

Malgré nos différences, nous nous rejoignons au moins sur une chose avec Phèdre : notre refus de l’amour. Toutes les deux, nous aurions préféré ne pas aimer. Nous subissons les conséquences d’un amour trop intense et inapproprié. Aucune complaisance à être une femme amoureuse. Aucune autosatisfaction à vivre une telle passion. Aucune indulgence envers moi-même quand je me mets dans un tel état.

« J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,

Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même. »

Sa propre mère le résume ainsi, au soir de son mariage : « tu as l’amour triste ».

Ce livre est intéressant en ce qu’il permet de se mettre à la place de cette éternelle insatisfaite. Cependant, il est aussi décevant car il ne va pas plus loin : pas de remise en question ni de volonté de s’en sortir, pas vraiment d’intrigue (alors qu’il est présenté comme un thriller). Juste un retournement de dernière minute censé nous faire relire l’histoire avec un regard neuf, mais que j’ai trouvé artificiel et auquel je n’ai pas cru.

C’est pourquoi j’ai préféré, toujours sur ce thème de l’amour excessif, Amours et autres obsessions de Liane Moriarty. Cette écrivaine australienne à la plume alerte et souvent drôle sait très bien explorer, elle aussi, les méandres psychologiques, comme elle l’a montré dans Neuf parfaits étrangers et Petits secrets, grands mensonges. Dans Amours et autres obsessions, elle réussit le tour de force de présenter trois points de vue (quand le film de Donzelli et le livre de Maud Ventura ne nous offraient qu’une version de l’histoire) : celui de l’héroïne, Ellen, hypnothérapeute qui vient de rencontrer « le futur homme de sa vie », celui de cet homme, Patrick, et surtout, celui de l’ex de cet homme, Saskia, une stalkeuse comment on dirait aujourd’hui. Car l’amoureux se présente sous forme de package, avec dans ses bagages un petit garçon mais surtout, une ancienne compagne qui le harcèle, le suit partout, n’arrive pas à croire qu’elle n’est plus aimée. Deux modalités d’amour sont donc décrites dans le roman, la « lucide » où l’amour se construit peu à peu et n’est pas exempte de doute, et l’ « extrême », où il occupe toute la place, dévore tout. L’originalité de Liane Moriarty est de nous faire ressentir de l’empathie pour le personnage de la méchante harceleuse, alors que nous devrions être du côté de la jolie et gentille héroïne. On comprend en effet progressivement la douleur que Saskia a ressenti lors de la rupture, et l’impossibilité pour elle de renoncer à son rêve de bonheur. En cela, le personnage est beaucoup plus attachant que celui de l’épouse dans Mon mari. Et ici l’auteur offre une ouverture un peu plus optimiste que dans les deux précédentes histoires : il n’y a pas de fatalité, on n’est pas condamné pour toujours aux passions tristes. Bien sûr, cela passe par une aide l’extérieure, un travail sur soi avec un psy, mais la légèreté peut-être atteinte au terme du voyage.

Ces deux livres et ce film, qui montrent sous différentes facettes « l’amour et toutes ses fureurs », ont le mérite d’interroger le mythe romantique, et de mettre en garde contre ses effets pervers.

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